17 juillet

Alors qu’ils étaient à la fac, Peter disait toujours que tout ce que l’on fait n’est qu’un autoportrait. Ça peut ressembler à Saint Georges et le Dragon ou au Viol des Sabines, mais l’angle que l’on utilise, l’éclairage, la composition, la technique, tout cela, c’est soi. Même la raison pour laquelle on a choisi cette scène particulière, c’est soi. On est chaque couleur et chaque coup de brosse.

Peter disait toujours : « La seule chose qu’un artiste est capable de faire, c’est de décrire son propre visage. »

On est condamné à être soi.

Ce qui, explique-t-il, nous laisse libres de dessiner n’importe quoi, dans la mesure où nous ne dessinons que nous-mêmes.

Ton écriture. La manière dont tu marches. Le motif de porcelaine que tu as choisi. Tout te trahit et te dévoile. Tout ce que tu fais montre ta patte.

Tout n’est qu’autoportrait.

Tout n’est que journal intime.

Grâce aux cinquante dollars de Delaporte, Misty s’achète un pinceau rond à aquarelle numéro 5 en poils de bœuf. Elle s’achète un numéro 4 bien bouffant en poils d’écureuil pour exécuter les lavis. Une langue de chat pointue numéro 6 en martre. Et un large numéro 12 plat pour les ciels.

Misty achète une palette à aquarelles, un plateau rond en aluminium avec dix godets en creux, comme un plat à four pour les muffins. Elle achète quelques tubes de gouache. Vert cyprès, oxyde de chrome vert d’eau, vert sève, et vert Winsor. Elle achète dix bleu de Prusse, et un tube de laque de garance. Elle achète du noir Lac Havannah et du noir d’ivoire.

Misty achète du fluide blanc laiteux de réserve pour recouvrir ses erreurs. Et un apprêt jaune pisse pour la préparation du papier afin que les erreurs puissent s’effacer facilement. Elle achète de la gomme arabique, d’une teinte ambrée de bière légère, pour empêcher ses couleurs de se mélanger sur le papier. Et un médium transparent granuleux pour donner à ses couleurs un aspect grenu.

Elle achète un bloc de papier aquarelle, grain fin, pressé à froid, 50 par 60. Le nom commercial de ce format est « Royal ». Une feuille de 60 par 70 est un « Éléphant ». Le papier format 70 par 100 s’appelle « Double Éléphant ». Il s’agit là de papier sans acide, grammage de 140. Elle achète des planches, des toiles contrecollées sur carton. Elle achète des planches taille « Super-Royal », « Impérial » et « Antiquaire ».

Elle emporte tout ça jusqu’à la caisse et la somme se monte à bien plus de cinquante dollars, aussi la fait-elle passer sur sa carte de crédit.

Lorsque tu es tenté de piquer un tube de terre de Sienne brûlée, il est temps de prendre une des petites gélules d’algues vertes du docteur Touchet.

Peter disait toujours que le travail d’un artiste est de donner un ordre au chaos. On accumule les détails, on cherche un motif, et on organise. On donne un sens à des faits qui n’en ont aucun. On rassemble à la manière d’un puzzle des bribes de tout et de n’importe quoi. On bat, on mélange et on réorganise. Collage. Montage. Assemblage.

Quand tu es au boulot et que toutes les tables de ton secteur attendent quelque chose, alors que tu continues à te cacher dans la cuisine à faire des croquis sur des morceaux de papier, il est temps de prendre une gélule.

Quand tu présentes aux gens leur addition du dîner et que tu as griffonné au dos une petite étude en ombre et lumière – tu ne sais même pas ce que c’est censé représenter, cette image t’est juste apparue à l’esprit. Ce n’est rien, mais tu es terrifiée à l’idée de la perdre. Alors il est temps de prendre une gélule.

« Tous ces détails inutiles, disait toujours Peter, ils ne sont inutiles que jusqu’au moment où on les relie tous ensemble. »

Peter disait toujours : « En soi, il n’est rien qui soit. »

Pour information, juste au cas où, sache qu’aujourd’hui dans la salle à manger, Grâce Wilmot s’est plantée en compagnie de Tabbi devant le présentoir vitré qui couvre pratiquement tout un mur. À l’intérieur, sont posées des assiettes en porcelaine sous un doux éclairage. Des tasses sont posées sur des soucoupes. Grâce Wilmot les désigne du doigt l’une après l’autre. Et Tabbi les désigne à son tour de l’index et entonne : « Fitz et Floyd… Wedgwood… Noritake… Lenox… »

Quand, secouant la tête, Tabbi croise les bras et rectifie : « Non, ce n’est pas exact. » Elle dit : « Le motif Oracle Grove porte une lisière en or quatorze carats. Venus Grove, c’est du vingt-quatre carats. »

Ton bébé, ta petite fille, devenue experte en motifs de porcelaine aujourd’hui disparus.

Ton bébé, ta petite fille, une adolescente aujourd’hui. Grâce Wilmot tend la main et entortille quelques mèches égarées des cheveux de Tabbi derrière son oreille, et elle dit : « J’en jurerais, cette enfant est faite pour ça. »

Un plateau de déjeuner sur l’épaule, Misty s’arrête juste assez longtemps pour demander à Grâce : « Comment Harrow est-il mort ? »

Et Grâce se détourne de la porcelaine. Les yeux écarquillés par son orbicularis oculi, son muscle orbiculaire des yeux, elle demande : « Pourquoi veux-tu savoir ? »

Misty lui fait part de sa visite chez le médecin. Le docteur Touchet. Et aussi du fait qu’Angel Delaporte est d’avis que l’écriture de Peter est une indication des rapports qu’il avait avec son père. Tous les détails qui ne ressemblent à rien présentés l’un après l’autre.

Et Grâce de demander : « Est-ce que le docteur t’a donné des pilules à prendre ? »

Le plateau est lourd et la nourriture refroidit, mais Misty répond : « Le toubib dit que Harrow avait un cancer du foie. » Tabbi pointe le doigt et poursuit : « Gorham… Dansk… » Et Grâce sourit. « Naturellement. Un cancer du foie, dit-elle. Pourquoi me poses-tu la question ? » Elle dit : « Je croyais que Peter t’avait expliqué. »

Pour information, juste au cas où, sache que le temps aujourd’hui est brumeux avec de vastes récits contradictoires sur la cause du décès de ton père. Aucun détail en soi ne représente quelque chose.

Et Misty de répondre : elle ne peut pas parler. Trop de travail. C’est le stress du déjeuner. Peut-être plus tard.

À la fac d’arts plastiques, Peter parlait toujours du peintre James McNeill Whistler, expliquant que Whistler travaillait pour le corps des ingénieurs topographes de l’armée américaine, saisissant à main levée les sites côtiers destinés à l’installation de phares éventuels. Le problème était que Whistler, dans les marges de ses relevés, ne pouvait s’empêcher de gribouiller de petites études en silhouettes. Il dessinait de vieilles femmes, des bébés, des mendiants, tout ce qu’il voyait dans les rues. Il faisait son boulot, établissant ses relevés de terrains pour le gouvernement, mais il lui était impossible d’ignorer tout le reste. Il lui était impossible de laisser rien échapper. Les hommes fumant la pipe. Les enfants faisant rouler leurs cerceaux. Il rassemblait le tout et griffonnait dans les marges de son travail officiel. Comme il fallait s’y attendre, c’est pour cette raison que le gouvernement l’a viré.

« Ces griffonnages, disait toujours Peter, ils valent aujourd’hui des millions. »

Tu disais toujours.

Dans la Salle Bois et Or, on sert le beurre dans de petits pots de faïence, sauf que maintenant, chaque carnet de commande s’orne d’une petite image. Une petite étude en silhouette.

Ça peut être l’image d’un arbre ou la façon particulière dont un flanc de colline s’incurve dans l’imagination de Misty, de droite à gauche. On trouve une falaise, et une chute d’eau depuis un canyon suspendu, et un petit ravin plein d’ombre, de gros rochers ronds et moussus, et des plantes grimpantes à l’entour d’épais troncs d’arbres, et lorsqu’elle en a terminé d’imaginer tout ça et d’en faire le croquis sur une serviette en papier, les gens viennent au chariot de service pour se resservir eux-mêmes en café. Les gens tapotent leurs verres de leurs fourchettes pour attirer son attention. Ils claquent des doigts. Ces estivants.

Ils ne refilent pas de pourboire.

Un flanc de colline. Un torrent de montagne. Une caverne sur la berge d’une rivière. Tous ces détails arrivent à l’esprit de Misty et il lui est impossible de les laisser repartir. Lorsqu’elle arrive au terme de son service de dîner, elle a tous ces morceaux de serviettes en papier, d’essuie-tout, de reçus de cartes de crédit, chacun orné d’un dessin, d’un petit détail.

Dans sa chambre mansardée du grenier, dans le tas de bouts de papier, elle a accumulé des motifs de feuilles et de fleurs qu’elle n’a jamais vus. Un autre tas contient des formes abstraites qui ressemblent à des rochers et des sommets montagneux sur l’horizon. Il y a aussi les formes arborescentes des ramures, les taillis de buissons. Ce qui pourrait être des bruyères. Des oiseaux.

Ce qu’on ne comprend pas, on peut lui faire dire n’importe quoi.

Lorsque tu restes assis sur le siège des toilettes des heures durant, à croquer de ton crayon des bêtises sur une feuille de papier hygiénique jusqu’à en avoir le cul prêt à tomber dans le trou, prends une gélule.

Lorsque ta fille vient frapper et mendie un baiser de bonne nuit, que tu persistes à lui répéter d’aller se coucher, que tu arrives dans une minute, et que finalement sa grand-mère l’emmène loin de la porte et que tu l’entends qui pleure à chaudes larmes alors qu’elles s’éloignent toutes les deux dans le couloir, prends deux gélules.

Lorsque tu découvres le bracelet de verroterie qu’elle a glissé sous la porte, prends-en une autre.

Lorsque personne ne semble remarquer ton attitude inconvenante, lorsque tous te sourient en disant : « Alors, Misty, la peinture, ça vient bien ? » c’est l’heure gélule.

Lorsque les migraines t’empêchent de manger. Ton pantalon glisse parce que tu n’as plus de cul. Tu passes devant un miroir et tu ne reconnais plus le spectre décharné aux chairs affaissées que tu y vois. Tes mains cessent de trembler seulement quand tu tiens une brosse à peindre ou un crayon. Ensuite prends une gélule. Et avant que tu aies avalé la moitié du flacon, le docteur Touchet laisse à la réception un autre flacon avec ton nom dessus.

Lorsque tout bonnement tu ne peux plus t’empêcher de travailler. Lorsque le terme d’un projet est la seule et unique chose que tu puisses imaginer. Alors prends une gélule.

Parce que Peter a raison.

Tu as raison.

Parce que tout est important. Jusqu’au plus petit détail. Simplement nous ne savons pas encore pourquoi.

Tout n’est qu’autoportrait. Journal intime. Tout l’historique de ton passé de drogué dans une mèche de tes cheveux. Les ongles de tes doigts. Les détails de médecine légale. La muqueuse de ton estomac est un document. Les cals de ta main dévoilent tous tes secrets. Tes dents te trahissent. Ton accent. Les rides autour de ta bouche et de tes yeux.

Tout ce que tu fais montre ta patte.

Peter disait toujours : le boulot d’un artiste, c’est de prêter attention, de ramasser, d’organiser, d’archiver, de conserver, puis de rédiger un rapport. Documents à l’appui. De faire son exposé. Le boulot d’un artiste est tout simplement de ne pas oublier.

Journal intime
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